Les parents d’enfants différents ne sont pas différents des autres parents.
Il y a les jours où tout semble à sa place pour Louise. Des jours où elle se dit qu’elle a fait ce qu’il fallait ; que les progrès de Max sont réels. Dans ces moments-là, elle et Pierre n’ont pas manqué de sommeil et ont pris leurs trois repas à des heures raisonnables. Les trois enfants sont couchés, la maison est calme. Louise a réussi à faire baisser la montagne de lavage, et Pierre a fait sa super lasagne. Assis sur le sofa, ils sourient en songeant à la crise de cet après-midi, à l’épicerie, et à la tête de la caissière quand leur petit Max de 10 ans s’est couché sur le tapis roulant de la caisse. Et le fou rire nous prend tous les trois, quand Louise me raconte qu’Isabelle, la grande soeur, a regardé la jeune femme et, désignant Max sur le tapis, lui a demandé sans rire : « Si vous pouviez le trancher en rondelles, on ferait des sandwichs. »
Les bonnes journées, quand on a un enfant « différent », sont comme une rivière fraîche dans la canicule : le bonheur est instantané, et on sait qu’il ne durera pas. Tous ceux et celles qui se disent « Mon Dieu, je ne serais jamais capable ! » ne savent pas que les parents des « enfants différents » auraient dit la même chose, si on le leur avait demandé. Combien de jeunes parents ont subi un test de dépistage prénatal « pour être sûrs » et se sont quand même retrouvés avec un enfant trisomique !
Et ceux qui ont héroïquement refusé les tests prénatals en se disant qu’ils prendraient le bébé comme il est ; ceux-là n’avaient aucune espèce d’idée de ce dont ils parlaient.
Les parents d’enfants différents ne sont pas différents des autres parents. Ils ne sont pas des saints, ils n’ont pas plus d’amour ou de patience. Ils n’ont pas plus de « mérite » et ne sont pas de meilleures personnes. Ils sont comme les autres et ils font de leur mieux.
On ne se rend pas compte que ce discours de canonisation les enchaîne bien davantage que toutes les difficultés de leur enfant. Et pourtant, c’est ce qu’il fait. Dans le meilleur des cas, cette attitude les place dans un rôle d’imposteur qui les isole ; mais la plupart du temps, ce discours de glorification de la douleur les fige dans un rôle de victime.
Or, il n’y a pas de gloire dans la souffrance. Aux journées difficiles, il n’y a que de la difficulté. Chaque nuit des quatre premières années de Max, quand Louise et Pierre se séparaient le « chiffre » de nuit, ils ne se sont pas dit qu’ils étaient faits forts. S’ils avaient eu le choix, ils auraient aimé mieux dormir. Quand leur vie sexuelle a disparu tout simplement, aucun des deux ne s’est dit qu’il avait l’esprit de sacrifice. S’ils avaient eu le choix, ils auraient mieux aimé déborder de désir et faire l’amour comme des fous ! Quand Louise et Pierre ont dû hurler debout sur une table pour obtenir des services, ils n’ont pas songé qu’ils étaient courageux. Quand Pierre essuyait les fesses de son fils quatre fois par jour, jusqu’à l’an dernier, il ne se disait pas qu’il était habité d’un amour infini.
Le meilleur conseil qu’on puisse donner à un parent qui vient de recevoir un lourd diagnostic pour son enfant, c’est de prendre les journées « une seule à la fois ». Et surtout, de rire chaque fois qu’il en aura l’occasion.
Mais oui, je sais bien qu’il s’agit d’amour, de force, de sacrifice et de courage ! Mais quand on les roule dedans sans arrêt, ces parents-là ne peuvent plus nous dire que parfois, dans le silence de leur coeur, ils feraient autrement s’ils avaient le choix. La plupart, sous la pression sociale de notre discours, n’arrivent même pas à laisser monter des idées normales que tous les bons parents ont aussi.
Pendant de fugaces instants, parfois… ils rêvent de lancer leur enfant par la fenêtre. Ils souhaitent en secret ne pas avoir eu cet enfant-là. Ils envient les autres parents d’avoir un enfant propre à 3 ans et qui entre à l’école sans que son père ait besoin d’aller faire des représentations à la commission scolaire, à l’école, au service de garde et au bureau du député.
Je voudrais tant qu’ils se sentent assez supportés pour pouvoir se plaindre librement et lâcher de la vapeur.
Je voudrais qu’on leur permette d’être des parents comme les autres.
France Paradis
Magazine Enfants Québec, mai-juin 2011
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